La France en avance sur la conformité, en retard sur l’intégration stratégique – KPMG

En quelques mots: Le premier millésime de l’ère de la transparence normative imposée par la CSRD et les normes ESRS a été passé au crible par KPMG. Il impressionne par son volume — 145 pages en moyenne — et par la solidité technique du socle posé : double matérialité intégrée dans la gouvernance, climat élevé au rang de pilier stratégique, socle social fiable, conduite des affaires rodée. Mais derrière cette façade robuste, le diagnostic révèle des zones grises préoccupantes : données incomplètes sur certaines normes environnementales, leviers stratégiques du scope 3 et de l’adaptation climatique encore sous-exploités, couverture sociale limitée au périmètre interne, connectivité financière embryonnaire. Le constat est clair : les entreprises Françaises ont su livrer des rapports conformes et denses, mais le prochain rendez-vous ne pourra plus se contenter de la conformité. Il devra prouver que la donnée extra-financière n’est pas un exercice réglementaire uniquement, mais se transforme bien en outil de décision, d’investissement et de transformation stratégique.

Un tournant historique du reporting extra-financier
Les grandes entreprises françaises publient pour la première fois leurs états de durabilité conformément à la CSRD et aux normes ESRS, donnant un panorama concret de leurs engagements, mais aussi des aspérités de leur trajectoire durable.

KPMG revendique une approche exhaustive : 54 entreprises issues du CAC 40 et du Next 20, scrutées à travers une grille de plus de 400 critères croisant lecture quantitative et analyse qualitative. L’objectif de cette analyse : dégager les signaux faibles, identifier les convergences et pointer les écarts qui trahissent encore une maturité en construction.

Dès ce premier millésime, quelques lignes de force émergent :
– la double matérialité comme pivot méthodologique ;
– l’intégration des Impacts, Risques et Opportunités (IRO) au cœur des modèles d’affaires ;
– des plans de transition déjà inscrits dans la stratégie ;
– une dynamique d’amélioration continue amorcée.

Analyse de double matérialité

La double matérialité est l’élément le plus abouti du reporting CSRD. 85 % des entreprises décrivent l’intégralité des prérequis et 2/3 intègrent explicitement les parties prenantes à l’exercice, souvent via des mécanismes de consultation détaillés. La gouvernance est mobilisée : 4 entreprises sur 10 obtiennent la validation formelle de leur comité d’audit.

Cette robustesse tient au fait que beaucoup capitalisent sur leurs précédentes DPEF et cartographies de risques. Les normes E1 (Climat), S1 (Effectifs) et G1 (Conduite des affaires) sont systématiquement jugées matérielles — preuve qu’elles recoupent des enjeux structurels, indépendants du secteur.

Une matérialité sélective
Certaines thématiques environnementales (E2 Pollution, E3 Eau, E4 Biodiversité) restent moins souvent retenues, souvent pour des raisons de méthodologie encore fragile ou d’outils sectoriels incomplets. À l’inverse, la convergence est totale sur le climat, les conditions de travail et la lutte anticorruption.

Personnalisation et chaîne de valeur
Près de 6 entreprises sur 10 identifient au moins un IRO matériel spécifique à leur activité : cybersécurité, données personnelles, usage responsable de l’IA… Ces sujets « sur mesure » traduisent une volonté de coller à la réalité opérationnelle, même s’ils restent minoritaires en volume. En moyenne, 20 % des IRO sont exclusivement liés à la chaîne de valeur, un chiffre qui grimpe à 50 % dans certains secteurs (grande consommation, luxe, transports).

Un foisonnement d’IRO, mais un équilibre défavorable aux opportunités
La distribution est hétérogène : médiane à 42 IRO matériels par entreprise, mais un écart de 30 à plus de 80 selon la complexité de la chaîne de valeur. 70 % sont des impacts négatifs ou des risques ; les opportunités et impacts positifs restent plus discrets, concentrés surtout sur la norme climat.

Angles morts persistants
Malgré cette maturité, des zones grises subsistent : définition des seuils de matérialité, granularité des critères de cotation, prise en compte élargie de la chaîne de valeur. KPMG recommande notamment de clarifier l’évaluation de la double matérialité, de développer des lignes directrices sur la matérialité d’impact et de rendre les descriptions d’IRO plus lisibles, notamment en termes d’horizons temporels et de localisation dans la chaîne de valeur.

Vue d’ensemble des informations publiées

Les premiers états de durabilité publiés sous CSRD sont volumineux : la longueur moyenne atteint 145 pages, signe d’une ambition documentaire mais aussi d’un risque de dilatation où la lisibilité se perd. KPMG observe une structuration majoritairement alignée sur les exigences ESRS : plus de 80 % des entreprises respectent la division en quatre parties telle que prévue par les normes, et 72 % joignent des annexes à l’intérieur de l’état de durabilité. Ce choix traduit une volonté de conformité minutieuse — un geste technique et juridique — plutôt qu’un exercice rhétorique façonné pour les utilisateurs finaux. La conséquence est double : la conformité crée une assise fiable, mais elle complique parfois la mise en récit et l’utilisation opérationnelle des informations.

La tension entre exhaustivité et hiérarchie de l’information
L’ESRS impose un inventaire vaste d’exigences et de datapoints, mais tous ne se valent pas pour l’utilisateur. Le rapport plaide pour une hiérarchie de l’information — classifier par pertinence — et questionne le caractère obligatoire de certaines exigences minimales (MDR). A l’heure où les décideurs ont besoin d’indicateurs actionnables, la surcharge documentaire peut étouffer le message stratégique. Les entreprises ont d’ailleurs privilégié, dans cette première année, la collecte et la fiabilisation des données ; 87 % ont rencontré des difficultés à appliquer pleinement les MDR relatives aux politiques, actions, cibles et indicateurs (PATM). Cela révèle que derrière l’épaisseur des rapports, subsistent des zones de faible connexion entre stratégie déclarée et preuves chiffrées.

Incorporation par référence et usages volontaires
Nombre d’émetteurs ont recouru à l’incorporation par référence pour alléger l’Etat de Durabilité (EDD), et environ un quart publient les tableaux au format réglementaire attendu. Par ailleurs, près de 94 % mentionnent des certifications externes (ISO 14001, 45001, 50001…), et 24 % ont placé des informations de durabilité hors EDD, dans le Document d’Enregistrement Universel (DEU). Ces choix témoignent d’une économie documentaire en construction : certains éléments sont fragmentés entre annexes, DEU et états de durabilité, au risque de nuire à la traçabilité d’ensemble. KPMG suggère donc une clarification du lien entre publications volontaires et obligations ESRS pour conserver la cohérence du récit.

La perle : un récit ESG qui dépasse les chiffres
Malgré les difficultés de collecte et l’hétérogénéité documentaire, plusieurs entreprises ont réussi à produire un récit ESG qui dépasse l’accumulation d’indicateurs. KPMG rappelle que la valeur d’un état de durabilité réside moins dans le volume des chiffres que dans la chaîne causale : modèles d’affaires, gouvernance, politiques, actions et indicateurs doivent être articulés pour constituer une narrative utile au pilotage. Or, beaucoup de rapports mettent encore l’accent sur les politiques et les actions passées plutôt que sur les plans futurs et la quantification des ressources mobilisées : seulement 17 % documentent les ressources financières allouées aux plans d’action conformément aux prérequis ESRS. Le récit reste donc, souvent, une collection de preuves historiques plutôt qu’un plan financier et stratégique intégrant durabilité et décisions d’investissement.

Transparence contrastée sur les dispositions transitoires
Les états de durabilité montrent un usage des dispositions transitoires prévues par les ESRS ; toutefois, l’activation de ces mesures est fréquemment peu explicite. Une part significative des entreprises incorpore par référence et signale des omissions pour raisons de confidentialité (8 % le déclarent explicitement), ce qui pose une question d’équilibre entre protection stratégique et droit des parties prenantes à une information complète. KPMG note également que seules 7 % des entreprises indiquent formellement recourir aux dispositions transitoires pour la chaîne de valeur, ce qui suggère un flou sur l’étendue réelle des reports et exclusions.

Connectivité émergente avec l’information financière
Les tentatives de tisser un lien entre information financière et information de durabilité restent encore émergentes. Quelques entreprises commencent à articuler impacts financiers anticipés et performances durables, mais la démarche est loin d’être généralisée : seulement 25 % présentent des effets financiers anticipés des normes environnementales. Cette porosité entre finance et durabilité est pourtant décisive pour faire de la RSE une variable de décision stratégique plutôt qu’un exercice de conformité.

Conclusion du chapitre : un rapport institutionnel vers l’intelligibilité
Les grandes entreprises ont répondu à l’exigence réglementaire avec sérieux et volume, mais le défi suivant est de transformer cette masse d’informations en outil stratégique lisible. Il faudra hiérarchiser les données, expliciter les recours aux dispositions transitoires, renforcer la traçabilité entre politiques/actions/cibles/indicateurs et rendre explicite l’intégration financière des trajectoires durables. Sans ces évolutions, la valeur opérationnelle des EDD restera en partie latente.

Environnement : climat

Le climat comme colonne vertébrale — ambition assumée, mise en œuvre hétérogène
Le climat est la thématique la mieux traitée et la plus stratégiquement ancrée dans les premiers états de durabilité. Les entreprises du panel ont saisi que traiter le climat, c’est montrer une trajectoire, des leviers et une gouvernance. 94 % disposent d’un plan de transition climat approuvé par la direction, 91 % publient un plan d’atténuation, 88 % affichent des cibles conformes aux attentes ESRS et 82 % revendiquent l’intégration du plan climat dans leur stratégie globale. Le pilotage climatique a déjà gagné son rang dans les organes de décision.

Pourtant cette appropriation stratégique masque des fragilités opérationnelles. Si les plans existent, seuls 53 % des émetteurs publient l’ensemble des informations « complètes » attendues pour un plan de transition. La formalisation et la quantification des besoins d’investissement et de financement restent les points les plus faibles : une entreprise sur deux n’a pas encore chiffré ou expliqué clairement les ressources financières nécessaires pour mettre en œuvre sa trajectoire. Le lien entre ambitions et allocations budgétaires est donc souvent implicite, non verrouillé dans des ordres de grandeur traçables.

Horizon temporel : long, volontariste… parfois creux
Les trajectoires vont loin — beaucoup affichent des cibles à 2030 et 2050 — mais l’éloignement temporel a deux effets contradictoires. D’un côté, il ancre l’ambition : 55 % ont une cible à 2030, 40 % combinent 2030 et 2050, montrant la recherche d’un pilotage par paliers. De l’autre, il rend la crédibilité dépendante de jalons intermédiaires et de leurs preuves : nombre d’états de durabilité gagneraient à rendre plus lisibles et justifiables les trajectoires revendiquées (méthodologie, hypothèses, mesures d’atténuation chiffrées). KPMG note à juste titre que plusieurs trajectoires sont déclarées « alignées 1,5 °C », mais parfois sans rattachement clair à un référentiel reconnu ou sans validation externe ; la validation par des dispositifs reconnus (SBTi, cadres sectoriels) reste inégale.

Sur ce point, les indicateurs fournis sont révélateurs : un volume non négligeable d’entreprises déclarent des cibles validées par des mécanismes externes — signe de sérieux — tandis qu’un nombre important se réfugie derrière des trajectoires « internes » ou sectorielles, moins lisibles pour un utilisateur externe. Cette diversité de légitimation explique la prudence des lecteurs face à certaines affirmations d’alignement.

Scopes et leviers : le grand fossé du scope 3
Les entreprises concentrent leurs leviers sur les scopes 1 et 2 — efficacité énergétique, recours aux énergies renouvelables, électrification, optimisation opérationnelle — alors que le scope 3, souvent le poste majoritaire d’émissions, reste moins documenté et moins actionné. Les chiffres rapportés dans le rapport traduisent cette asymétrie : la décarbonation de la chaîne d’approvisionnement (achats) est citée, mais la mobilisation opérationnelle et la quantification des réductions attendues sur le scope 3 sont sporadiques. Dans les éléments synthétisés par KPMG, des leviers tels que la réduction du fret, l’éco-conception produit, la gestion de fin de vie sont mentionnés mais pas encore massivement traduits en mesures financières ou contractuelles avec les fournisseurs.

Tant que les émissions induites par les fournisseurs et l’usage des produits ne sont pas traitées par des instruments contraignants (clauses contractuelles, critères d’achat, financements conditionnés), les trajectoires « net zero » risquent de reposer sur des gains domestiques limités et des compensations discutables.

Inventaire GES : des bonnes pratiques, mais des zones d’ombre méthodologiques
Sur les inventaires de gaz à effet de serre, la professionnalisation est visible : l’ensemble du panel s’appuie sur le GHG Protocol, le scope 2 est reporté en market- et location-based, et 76 % des états de durabilité explicite la significativité des catégories du scope 3. Toutefois, la gouvernance méthodologique n’est pas toujours parfaitement clarifiée : 46 % seulement précisent explicitement avoir retenu le périmètre organisationnel fondé sur le contrôle opérationnel. Certaines entreprises complètent avec des méthodologies additionnelles (≈13 %), attestant d’efforts d’ajustement, mais aussi d’un besoin de standardisation quant à la prise en compte du périmètre et des hypothèses.

Énergies et dépendances : le fossile reste majoritaire
Malgré les discours sur la transition, la dépendance aux combustibles fossiles est encore forte : les consommations énergétiques présentées montrent en moyenne 72 % d’énergies fossiles, 17 % d’énergies renouvelables et 11 % d’énergie nucléaire. Si 81 % des entreprises publient leurs consommations alignées aux ESRS, la capacité à transformer ces mix énergétiques à court terme nécessite des investissements, des arbitrages et des coopérations (contrats d’achat d’énergie, remontée de la production bas carbone dans la chaîne). Là encore, la question des montants et des calendriers d’investissement est centrale et insuffisamment étayée dans beaucoup de plans.

Risques physiques et de transition : des processus engagés, l’adaptation en retard
Les entreprises ont initié la cartographie des risques physiques et de transition : 57 % fournissent une évaluation des risques physiques complète selon les attendus ESRS, 52 % pour les risques de transition. Cependant, l’adaptation — qui consiste à transformer ces analyses en mesures concrètes de résilience — est encore trop peu traitée : seules 30 % des entreprises publient l’ensemble des points de données relatifs aux politiques et actions d’adaptation. KPMG insiste sur un fait pratique : la maîtrise des risques climatiques exige d’intégrer l’adaptation dans la planification financière et opérationnelle, faute de quoi les entreprises resteront vulnérables aux chocs (interruptions de chaîne, hausse des coûts d’approvisionnement, sinistres).

Synthèse critique du chapitre

Le chapitre livre un message double et non contradictoire : d’un côté, le climat est devenu une priorité stratégique, avec des plans, des cibles et un ancrage au niveau dirigeant ; de l’autre, la traduction opérationnelle — investissements chiffrés, traitement massif du scope 3, adaptation robuste, articulation finance-durabilité — reste incomplète. Les rapports témoignent d’un passage de l’ère des engagements à l’ère de la preuve : les entreprises savent dire « nous allons », elles doivent maintenant montrer « comment, combien et quand ».

Les entreprises gagneraient à rendre immédiatement visibles trois choses : des jalons intermédiaires chiffrés et traçables, des engagements contractuels et financiers pour traiter le scope 3 (clauses d’achat et schémas d’incitation), et une cartographie financière des besoins d’investissement en transition et adaptation, alignée sur les processus budgétaires existants.

Environnement : au-delà du climat

Si le climat occupe le devant de la scène, le reste du spectre environnemental révèle un tableau plus contrasté — un patchwork où coexistent sujets historiquement bien couverts, normes encore émergentes et zones entières de sous-traitement.

Pollution : le poids des politiques, le vide des données
Les publications sur la pollution sont dominées par les politiques et actions préventives, détaillées par plus des trois quarts des entreprises. En revanche, les indicateurs chiffrés restent lacunaires, surtout hors Union européenne, ce qui fragilise l’évaluation réelle des performances.
Les polluants du registre E-PRTR (European Pollutant Release and Transfer Register) sont mieux documentés (69 % de complétude quand l’enjeu est jugé matériel), grâce à une base réglementaire européenne existante. Mais la collecte exhaustive demeure un défi, notamment pour les chaînes de valeur globalisées.

Deux sous-enjeux illustrent les disparités :
Microplastiques : matériels pour seulement 17 % des entreprises, mais fortement concentrés dans des secteurs comme le luxe et la cosmétique.
Substances préoccupantes (SC – Substances of Concern) et extrêmement préoccupantes (SVHC – Substances of Very High Concern) : matériel pour 35 % et 48 % des entreprises respectivement, mais difficile à quantifier. Les volumes moyens déclarés (≈ 13,8 kt générées/achetées pour les SC, ≈ 17,6 kt quittant l’entreprise pour les SVHC) masquent des écarts sectoriels considérables. Le frein est autant technique (traçabilité chimique) qu’organisationnel (coordination fournisseurs).

Ressources en eau : une norme jugée secondaire mais bien maîtrisée
La norme E3 sur l’eau est la moins fréquemment jugée matérielle, mais sa publication est globalement maîtrisée. La consommation moyenne déclarée atteint 14,4 millions de m³, avec 32 % provenant de zones à stress hydrique. Les difficultés résident dans la distinction entre prélèvement vs consommation (cette dernière étant l’eau non restituée au milieu naturel) et dans la collecte exhaustive. Peu d’entreprises fixent des cibles de performance liées aux impacts hydriques, et celles qui le font se limitent souvent à des indicateurs opérationnels simples, sans articulation forte avec la gestion des risques ou l’investissement.

Biodiversité : l’éveil prudent
La biodiversité reste une norme peu matérielle pour la majorité des secteurs, au même niveau que l’eau. Pourtant, 4 entreprises sur 10 déclarent des sites situés dans ou à proximité de zones sensibles (ZSB – Zones Sensibles pour la Biodiversité). Les données publiées sont souvent partielles et centrées sur certains périmètres.
Le changement d’usage des sols, eaux et mers — indicateur central de la norme E4 — est quantifié de façon complète par seulement 15 % des entreprises concernées, faute d’outils adaptés.
Les politiques contre la déforestation sont plus répandues (trois quarts des entreprises concernées), mais la mesure d’impact reste marginale : seules deux entreprises publient des données chiffrées sur le sujet. Les leaders sur la biodiversité sont concentrés dans les secteurs infrastructures & immobilier et grande consommation & distribution.

Économie circulaire : la valeur d’un héritage réglementaire
La norme E5 sur l’utilisation des ressources et l’économie circulaire est la deuxième norme environnementale la plus souvent jugée matérielle (72 %), portée par des années de reporting réglementaire et sectoriel. Les entreprises publient volontiers des indicateurs sur les flux sortants :
75 % des déchets produits sont valorisés (taux moyen),
– 5 % sont des déchets dangereux,
– quantités moyennes : 704,7 kt valorisées vs 42,2 kt éliminées.

Si la gestion des déchets est bien couverte, les aspects amont (éco-conception, circularité de l’approvisionnement) restent en retrait, faute de méthodologies harmonisées et d’incitations fortes. Certaines entreprises peinent aussi à appliquer la distinction attendue entre matières biologiques et techniques.

Une constante : la difficulté de la collecte exhaustive
Que l’on parle de polluants, d’eau, de biodiversité ou de flux de matières, le point faible est toujours le même : l’exhaustivité de la donnée. Les chaînes d’approvisionnement complexes, la diversité des définitions et l’hétérogénéité des référentiels rendent la complétude difficile.
KPMG le rappelle implicitement : sans indicateurs robustes, la matérialité de ces enjeux reste fragile dans le dialogue avec investisseurs et régulateurs, et ces thématiques risquent de rester périphériques dans les arbitrages stratégiques.

Synthèse critique du chapitre

Au-delà du climat, l’environnement se présente comme une mosaïque où cohabitent :
– des domaines matures, héritiers de normes anciennes (économie circulaire, E-PRTR),
– des enjeux émergents mais encore périphériques (biodiversité, microplastiques),
– et des zones de publication bien structurées mais techniquement complexes (substances préoccupantes, consommation d’eau).

Pour franchir un palier, il faudra :

  1. Rendre la donnée exploitable (collecte intégrée dans les systèmes de gestion, rapprochement avec données fournisseurs),
  2. Créer des passerelles stratégiques entre ces enjeux et les décisions d’investissement,
  3. Sortir de la gestion symptomatique pour aller vers des politiques proactives et chiffrées.

Chapitre 06 — Social

Si l’on compare les volets sociaux aux thématiques environnementales, on sent immédiatement l’effet d’un héritage : celui des obligations sociales déjà bien installées dans les reporting ESG. Le socle est robuste, mais la capacité à transformer cette base en indicateurs dynamiques et cibles ambitieuses reste inégale.

Effectifs : une structure d’information bien rodée
La norme S1 sur les effectifs bénéficie d’un capital de maturité issu des rapports extra-financiers précédents. Les entreprises publient des politiques, actions et indicateurs précis, traduisant une appropriation claire des exigences. Le panel couvre en moyenne 99,8 k salariés et 7 832 non-salariés par entreprise, ces derniers étant plus complexes à documenter — pourtant 55 % des rapports fournissent déjà des informations à leur sujet malgré les mesures transitoires.

Le taux de rotation moyen s’établit à 13,9 %, un chiffre qui, replacé dans le contexte de marchés du travail tendus, est un indicateur clé pour la rétention des compétences.

Diversité et égalité salariale : une maturité à deux vitesses
Les indicateurs de diversité sont massivement intégrés : 96 % des entreprises les publient, avec un haut niveau de complétude. Mais l’égalité salariale entre femmes et hommes, mesurée via le gender pay gap, reste contrastée : seules 59 % fournissent des données exhaustives selon la norme, certaines préférant recourir à des indicateurs alternatifs. Ces choix traduisent soit des contraintes de collecte (multi-pays, systèmes de paie hétérogènes), soit une volonté d’offrir une lecture plus favorable que celle imposée par les datapoints bruts.

Salaires décents et inclusion des personnes handicapées : la lente appropriation
La norme sur les salaires décents est pleinement respectée par 60 % des entreprises, mais avec une grande variabilité dans l’ampleur des informations publiées. Les difficultés tiennent à la méthodologie de calcul et à la collecte des données, notamment dans les pays d’implantation où la définition de “salaire décent” est mouvante ou politiquement sensible.

L’emploi des personnes en situation de handicap affiche une moyenne de 2,4 % des effectifs, avec 68 % des entreprises publiant des données exhaustives. Ici encore, la question est moins celle de la déclaration que celle de l’ambition : rares sont les entreprises qui traduisent ces chiffres en trajectoires cibles ou programmes de montée en proportion.

Santé et sécurité : un haut niveau d’intégration, quelques zones grises
La santé-sécurité au travail bénéficie d’une couverture avancée : 90 % des salariés sont inclus dans un système de management SST, 82 % des rapports publient l’intégralité des données sur les décès liés aux accidents et maladies professionnelles.
En revanche, seules 50 % fournissent tous les points de données sur les maladies professionnelles, souvent par manque de collecte exhaustive ou à cause de limites de périmètre. Les taux moyens affichés — 3,5 accidents avec arrêt par million d’heures travaillées — ne sont pas toujours comparables d’une entreprise à l’autre, faute de méthodologies homogènes.

Normes sociales au-delà de S1 : matérialité sélective
Les normes S2 à S4 (travailleurs de la chaîne de valeur, communautés affectées, consommateurs et utilisateurs finaux) sont moins souvent jugées matérielles, ce qui reflète à la fois des difficultés de mesure dans des chaînes complexes et un manque d’intégration stratégique de ces enjeux. Les questions relatives aux droits des peuples autochtones ou à l’inclusion sociale, par exemple, apparaissent marginales dans les rapports du panel, sauf dans les secteurs fortement exposés (matières premières, infrastructures).

Synthèse critique du chapitre

Le socle social est robuste, surtout pour S1 : la donnée est fiable, les politiques bien établies. Mais deux limites persistent :

  1. Peu de traduction en objectifs chiffrés : la transformation des politiques en cibles mesurables est rare, ce qui limite la redevabilité.
  2. Vision centrée sur l’interne : les travailleurs de la chaîne de valeur et les communautés affectées restent en périphérie du discours, alors que la CSRD pousse à une approche élargie de la responsabilité sociale.

Pour progresser, il faudra renforcer la projection (fixer des trajectoires sociales comme on fixe des trajectoires climat), élargir le périmètre au-delà des salariés directs, et aligner les indicateurs sociaux sur les attentes des parties prenantes externes, notamment investisseurs à impact et régulateurs.

Conduite des affaires

Sur le terrain de la conduite des affaires, les grandes entreprises françaises jouent en terrain connu. Portées par une longue pratique des dispositifs de conformité (devoir de vigilance, codes éthiques, lois anticorruption), elles livrent des états de durabilité où les politiques et actions sont généralement bien structurées, exhaustives et claires. Les volets relatifs à la prévention et à la lutte contre la corruption, en particulier, se distinguent par leur granularité et leur lisibilité.

Une transparence partielle sur le lobbying et l’influence
Là où la solidité se fissure, c’est sur les sujets de lobbying et d’influence politique. Dans plusieurs états de durabilité, il est difficile de savoir si ces thématiques ont été jugées matérielles dans l’analyse de double matérialité (DMA) — ou simplement mises de côté. L’absence de position explicite affaiblit la lecture globale de la gouvernance éthique, d’autant plus que la CSRD attend un traitement clair des impacts, risques et opportunités liés aux activités d’influence.

Le talon d’Achille : les délais de paiement
L’indicateur des délais de paiement illustre la limite entre volonté déclarative et réalité opérationnelle. Près de la moitié des entreprises ne publient ces informations que sur un périmètre restreint. Et parmi celles qui les mentionnent, 33 % signalent explicitement des axes de progrès, souvent liés à :
– l’incomplétude des données disponibles,
– des difficultés de collecte,
– ou des ambiguïtés sur le périmètre à couvrir (fournisseurs directs, filiales, entités internationales).

En pratique, cette lacune touche directement à la performance éthique et à la gestion responsable de la chaîne d’approvisionnement, deux marqueurs d’image et de crédibilité ESG.

Synthèse critique du chapitre

La conduite des affaires bénéficie d’un socle réglementaire ancien et maîtrisé, ce qui se traduit par des publications solides sur les politiques anticorruption, les codes de conduite et les procédures de vigilance. Cependant, deux angles morts subsistent :

  1. Lobbying : l’opacité persistante entretient le soupçon, alors qu’une déclaration claire renforcerait la confiance des parties prenantes.
  2. Délais de paiement : leur traitement parcellaire affaiblit la cohérence du discours sur la responsabilité économique.

Si la conformité est acquise, la prochaine étape est de basculer vers une gouvernance proactive et transparente, capable d’exposer les dilemmes, de quantifier les progrès et de traiter les points faibles comme des leviers stratégiques plutôt que comme des notes de bas de page.

Perspectives et trajectoires de progrès

Ce chapitre montre à la fois la conscience des chantiers à mener et l’absence, parfois, de feuilles de route suffisamment précises pour les transformer en résultats tangibles.

L’engagement quasi unanime à progresser
KPMG observe une posture largement proactive : 98 % des entreprises du panel annoncent vouloir améliorer leur reporting de durabilité, avec en moyenne plus de cinq axes d’amélioration inscrits dans chaque EDD.
L’horizon fixé est souvent proche : 35 % des plans d’action visent une réalisation à un an, 32 % à deux ans, et 26 % restent dans une temporalité floue (« prochainement », « ces prochaines années »). Cet horizon court est un signe positif… à condition que les actions annoncées se traduisent effectivement dans les publications suivantes.

Les 12 zones de progression prioritaires
La hiérarchie des chantiers identifiés est instructive. En tête :
Inventaire des émissions de GES (39 % des entreprises le citent),
Indicateurs pollution (37 %),
Évaluation des risques climatiques (30 %),
– puis des indicateurs sociaux clés : rémunération (28 %), délais de paiement (26 %), salaires décents (19 %).

Ces priorités révèlent deux choses :

  1. Les défis techniques (collecte de données, homogénéité des méthodes) sont encore un frein majeur.
  2. Les zones d’ombre ne concernent pas seulement l’environnement mais aussi des piliers sociaux et de gouvernance — preuve que la maturité n’est pas homogène entre dimensions ESG.

Répartition des axes de progrès : un prisme encore environnemental
La répartition sectorielle et thématique des engagements montre un poids dominant des enjeux environnementaux, en particulier :
Plan de transition climat (24 %),
Indicateurs économie circulaire (24 %),
Indicateurs biodiversité (4 % seulement, mais sur un sujet en émergence).

Les volets sociaux sont présents mais plus dispersés : indicateurs rémunération, salaires décents, cibles S1, etc. Du côté de la gouvernance, peu d’axes sont explicitement rattachés à des évolutions structurelles de la gouvernance ESG elle-même, ce qui suggère que la dimension « pilotage » reste moins souvent perçue comme un chantier prioritaire.

Un besoin d’intégrer progrès et gouvernance
Un biais est fréquent : la progression est envisagée comme une amélioration « technique » (plus de données, meilleure complétude), alors qu’une partie du défi est politique et stratégique :
– intégrer ces améliorations dans la gouvernance,
– ajuster la structure décisionnelle pour que le suivi ESG ne soit pas cantonné aux équipes RSE,
– inscrire ces trajectoires dans les arbitrages financiers et opérationnels.

Sans ce lien gouvernance–progrès, l’amélioration risque de rester un exercice de conformité plutôt qu’un levier de compétitivité durable.

Synthèse critique du chapitre

Ce chapitre montre que la majorité des entreprises savent où elles doivent progresser et que certaines ont déjà structuré un plan à court terme. Mais il révèle aussi que :

  1. Les engagements restent parfois trop génériques pour être évalués.
  2. L’accent est mis sur la production d’information plutôt que sur son intégration stratégique.

Pour que ces trajectoires produisent un effet durable, il faudra lier systématiquement les engagements de progrès à la gouvernance, aux décisions d’investissement et à la stratégie globale — en somme, passer de la liste d’actions à la feuille de route intégrée.

Rapports de certification de l’information de durabilité

L’entrée en scène de la certification des informations de durabilité marque un tournant : pour la première fois, les états de durabilité (EDD) se voient soumis à une assurance indépendante, formalisée dans un rapport joint ou intégré. Cette validation externe, confiée aux commissaires aux comptes ou à d’autres prestataires habilités, vise à renforcer la fiabilité et la crédibilité de l’information publiée.

Deux formats dominants
KPMG observe que les rapports de certification adoptent principalement deux configurations :
Rapport autonome annexé à l’EDD,
Intégration directe au sein du Document d’Enregistrement Universel (DEU).

La majorité opte pour un format standardisé, avec rappel du périmètre, des travaux effectués et de la conclusion, conformément au cadre légal et normatif en vigueur. Cette homogénéité reflète l’objectif clair de sécuriser la conformité réglementaire avant tout.

Niveau d’assurance : un premier pas
Le niveau d’assurance fourni est généralement limité — étape transitoire prévue par la CSRD avant un passage à un niveau raisonnable dans les années à venir. Cela signifie que l’auditeur se concentre sur la vérification de la cohérence et de l’exhaustivité des informations, sans aller jusqu’à valider chaque donnée avec la même intensité qu’un audit financier complet. Pour les entreprises, c’est un répit technique… mais aussi une occasion manquée d’installer dès maintenant une culture de contrôle plus exigeante.

Une couverture encore incomplète
Le périmètre de certification est parfois restreint par :
les dispositions transitoires,
– l’application progressive des normes ESRS,
– ou la limitation volontaire à certaines sections jugées critiques.

En conséquence, certains points de données — notamment sur les chaînes de valeur, les indicateurs émergents (biodiversité, microplastiques) ou les volets sociaux complexes — échappent encore à une vérification approfondie. Ce choix peut être pragmatique mais crée une géométrie variable de la confiance selon les thématiques.

Un outil stratégique sous-exploité
Aujourd’hui, la certification est souvent perçue comme une contrainte réglementaire. Pourtant, son potentiel stratégique est important :
– identifier les failles de collecte de données,
– améliorer l’intégrité des systèmes d’information,
– renforcer le dialogue avec les investisseurs via une transparence crédible.

Utilisée de façon proactive, elle pourrait devenir un levier de compétitivité, différenciant les entreprises capables de prouver non seulement leur conformité mais aussi la robustesse de leurs processus ESG.

Synthèse critique du chapitre

Cette première vague de rapports de certification montre un dispositif opérationnel mais encore défensif : conformité minimale, niveau d’assurance limité, couverture partielle.
Pour en faire un outil stratégique, il faudra :

  1. Élargir le périmètre de vérification à l’ensemble des données matérielles,
  2. Accélérer la montée en assurance vers un niveau raisonnable,
  3. Utiliser les conclusions des auditeurs comme outil de pilotage interne et non comme simple validation externe.

Conclusion

Un premier millésime dense, une base solide pour accélérer
Les entreprises françaises ont, pour leur première application de la CSRD et des normes ESRS, livré un exercice massif, structuré et globalement robuste, tout en exposant clairement leurs fragilités. L’ampleur des données collectées, l’alignement sur les cadres normatifs et l’intégration des exigences de double matérialité montrent que le socle technique est déjà en place.

Les acquis
Double matérialité : maîtrisée et ancrée dans la gouvernance, avec une intégration des parties prenantes largement documentée.
Climat : plans de transition, cibles, intégration stratégique — le sujet est pris au sérieux.
Socle social : informations fiables sur les effectifs, diversité, santé et sécurité.
Conduite des affaires : gouvernance éthique solide sur les grands classiques (anticorruption, vigilance).

Les marges de progrès
Données incomplètes sur certaines normes environnementales (pollution, eau, biodiversité), souvent à cause de limites techniques de collecte.
Scope 3 et adaptation climatique : leviers stratégiques encore sous-traités.
Volets sociaux au-delà de S1 : faible couverture des travailleurs de la chaîne de valeur, communautés affectées, consommateurs.
Indicateurs financiers liés à la durabilité : connectivité encore embryonnaire entre performance ESG et performance économique.

KPMG insiste sur un point : l’étape suivante est de transformer un reporting conforme en outil stratégique de pilotage. Cela suppose de passer du « dire » au « prouver », et du « prouver » au « financer ». La donnée n’est plus une fin en soi : elle doit devenir un levier de décisions.

Et après ?
Le rapport annonce un Tome 2 à venir, centré sur la taxonomie verte européenne. Ce second opus permettra d’analyser comment les entreprises traduisent leurs engagements environnementaux en alignement avec les critères économiques durables définis par l’UE, et donc comment elles articulent réglementation, stratégie et investissement.

La ressource

CSRD 2025 – Enseignements tirés des publications des grandes entreprises françaises

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