✴️ Mes raisons de lire cette synthèse : L’été 2025 en France est marqué par une tension agricole palpable. La loi Duplomb, adoptée en juillet, cristallise les fractures entre impératifs de compétitivité, exigences environnementales et aspirations citoyennes. En réintroduisant l’usage dérogatoire de l’acétamipride, en relevant les seuils d’autorisation environnementale pour les élevages, et en facilitant les mégabassines, cette loi prétend alléger les contraintes pesant sur les agriculteurs. Mais elle soulève une question fondamentale : alléger les contraintes de quel modèle ? Et pour quel avenir ?. Ce rapport du PNUE montre que les difficultés rencontrées par les agriculteurs — perte de revenus, baisse de productivité, désertification rurale, précarité climatique — sont les symptômes d’un système verrouillé par des règles qui récompensent l’inefficacité écologique et la dépendance aux intrants. La loi Duplomb illustre parfaitement ce que le rapport appelle le « cheaper food paradigm » : un modèle qui sacrifie la durabilité au nom de la compétitivité, tout en externalisant les coûts sur la santé publique, la biodiversité et les générations futures. Elle renforce les dépendances d’investissement, au lieu de les desserrer. Elle consolide les logiques de marché, au lieu de les réorienter.
Alors que la France débat de son modèle agricole, ce rapport nous propose de ne pas confondre simplification et résilience, ou productivité et durabilité. Il nous remet en mémoire que la transition ne se fera pas contre les agriculteurs, mais avec eux — à condition de changer les règles qui les enferment
| ✴️ En quelques mots : Face à l’aggravation simultanée des crises climatiques, écologiques et sanitaires, le système alimentaire mondial se révèle à la fois vulnérable et responsable. Ce rapport du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) propose une analyse du rôle des agribusiness dans la transformation nécessaire des systèmes alimentaires. C’est un diagnostic des verrous structurels qui empêchent le changement, et d’un appel à réécrire les règles du jeu pour que la durabilité devienne économiquement rationnelle. Les 3 verrous majeurs identifiés : 1. Le paradigme du « cheaper food », qui privilégie la quantité à bas coût au détriment de la qualité nutritionnelle, de la santé publique et de l’environnement. 2. La concentration du pouvoir de marché, qui confère aux grandes entreprises une capacité d’influence disproportionnée sur les politiques et les normes. 3. Les dépendances d’investissement, qui enferment les acteurs dans des trajectoires technologiques et économiques incompatibles avec une agriculture régénérative. Ces verrous interagissent pour créer un système où les externalités négatives sont invisibilisées, les pratiques destructrices sont récompensées, et les alternatives durables sont marginalisées. Les agribusiness ont le pouvoir de transformer le système à grande échelle, mais ils ne le feront pas sans un changement profond des incitations politiques, économiques et réglementaires. Les 2 piliers de la solution proposée: 1. Un signal politique fort : les États doivent affirmer une vision claire de la transformation alimentaire, alignée sur les objectifs climatiques et de biodiversité, et créer un espace démocratique pour le débat et l’adhésion citoyenne. 2. Un modèle économique réformé : il faut réorienter les subventions, intégrer la comptabilité du capital naturel, renforcer les régulations, taxer les pratiques polluantes, et soutenir l’innovation durable. |
Introduction
Le système alimentaire mondial : un colosse aux pieds d’argile
Notre système alimentaire mondial est à la fois victime et moteur du triple péril planétaire — changement climatique, perte de biodiversité, pollution. Il est responsable d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre, de 70 % des prélèvements d’eau douce, de la moitié de la déforestation mondiale, et d’une part croissante de la pollution de l’air, des sols et des océans. Mais ce système, censé nourrir l’humanité, échoue aussi dans sa mission première : plus de 3 milliards de personnes n’ont pas accès à une alimentation saine, et les maladies liées à l’alimentation sont devenues la première cause de mortalité prématurée dans le monde.
C’est ce paradoxe qui est analysé ici, ce système qui détruit les conditions de sa propre résilience tout en échouant à nourrir équitablement. Le rapport cherche à comprendre pourquoi, malgré l’urgence et les engagements internationaux, la transformation du système alimentaire reste si difficile à enclencher.
Trois verrous systémiques : les racines de l’immobilisme
Le rapport identifie trois « lock-ins » — verrous systémiques — qui empêchent les agribusiness de s’engager dans une transition durable :
- Le paradigme du « cheaper food » : une idéologie politique dominante qui valorise la production de masse à bas coût, au détriment de la qualité nutritionnelle, de la santé publique et de l’environnement. Ce paradigme façonne les politiques agricoles, les subventions, les normes commerciales et les attentes des consommateurs.
- La concentration du pouvoir de marché : quelques géants de l’agroalimentaire contrôlent des segments clés des chaînes de valeur mondiales. Leur poids économique et politique leur permet de bloquer les réformes, de capter les subventions, et de maintenir un statu quo profitable mais destructeur.
- Les dépendances d’investissement : des décennies d’investissements dans des infrastructures, des technologies et des modèles d’affaires intensifs en intrants ont créé des trajectoires verrouillées. Changer de cap implique des coûts élevés, des risques importants, et une remise en cause des logiques de rentabilité.
Ces verrous sont le produit d’un système conçu pour maximiser la productivité et le profit, en externalisant les coûts sociaux et environnementaux. Ils définissent les « règles du jeu » pour les agribusiness, et rendent la transition durable économiquement risquée et politiquement marginale.
Agribusiness : catalyseurs potentiels ou gardiens du statu quo ?
Les agribusiness, en raison de leur position centrale dans les chaînes de valeur, ont le pouvoir de transformer le système à grande échelle. Mais ce pouvoir est aujourd’hui inhibé par les règles du jeu. Pour libérer leur potentiel de transformation, il faut changer ces règles — et cela relève avant tout des gouvernements.
Le rapport appelle donc à une double action publique :
- Un signal politique fort : une vision claire et ambitieuse de la transformation des systèmes alimentaires, articulée autour des engagements climatiques, de biodiversité et de santé publique.
- Une refonte des incitations économiques : des politiques fiscales, réglementaires et financières qui rendent la transition durable plus rentable que le statu quo.
Les verrous systémiques du système alimentaire et les règles du jeu pour l’agribusiness
Un système résilient… à sa propre transformation
Le système alimentaire mondial résiste à la transformation précisément parce qu’il a été conçu pour résister aux chocs. Sa résilience structurelle – forgée par des décennies de décisions politiques, d’innovations technologiques et de dynamiques de marché – le rend imperméable aux réformes profondes. Ce chapitre dissèque les trois verrous systémiques qui figent les pratiques des agribusiness dans un modèle extractif, inefficace et destructeur.
Verrou n°1 : Le paradigme du « cheaper food »
Ce paradigme, hérité de l’après-guerre, repose sur une croyance tenace : produire toujours plus, toujours moins cher, serait synonyme de sécurité alimentaire et de prospérité économique. Il a façonné les politiques agricoles, les subventions, les normes commerciales et les attentes des consommateurs. Mais cette logique a un coût caché : elle externalise les impacts environnementaux et sanitaires, favorise la surproduction de denrées peu nutritives (grains, sucres, huiles), et inhibe toute régulation ambitieuse.
Ce paradigme a conduit à une dérégulation massive des marchés agricoles, à une sous-évaluation des externalités négatives, et à une réticence politique à taxer les produits polluants ou malsains. Il a aussi marginalisé les approches de demande — comme la réduction de la consommation de viande ou d’ultra-transformés — pourtant cruciales pour rééquilibrer le système.
Verrou n°2 : La concentration du pouvoir de marché
La dérégulation et les subventions ont permis à une poignée de géants de l’agroalimentaire de dominer les chaînes de valeur mondiales. Ces oligopoles et oligopsomes exercent une pression écrasante sur les producteurs, limitent l’innovation disruptive, et captent les leviers politiques. Leur pouvoir économique se double d’un pouvoir politique : lobbying opaque, captation réglementaire, influence sur les normes environnementales et sanitaires.
Le rapport montre comment cette concentration empêche les petits producteurs d’adopter des pratiques durables, faute de marges suffisantes ou de liberté contractuelle. Elle favorise aussi la spéculation financière sur les matières premières agricoles, renforçant la volatilité et les inégalités.
Verrou n°3 : Les dépendances d’investissement
Les agribusiness ont investi massivement dans des infrastructures, des technologies et des modèles d’affaires optimisés pour le statu quo. Ces investissements créent des trajectoires verrouillées : il devient économiquement irrationnel de changer de cap. Les brevets, les plateformes numériques, les systèmes de semences propriétaires, les chaînes logistiques intégrées… tout concourt à maintenir le système en l’état.
Le rapport évoque la « paradoxe de Jevons » : plus on améliore l’efficacité, plus on stimule la demande, et plus on aggrave les impacts. Il montre aussi comment les investissements publics en R&D ont été détournés vers l’intensification des cultures de base, au détriment de l’innovation agroécologique.
Les règles du jeu : une incitation à détruire
Ces trois verrous interagissent pour créer un environnement où les pratiques les plus néfastes sont les plus rentables. Les externalités — émissions de GES, perte de biodiversité, pollution, malnutrition — sont invisibles dans les prix. Les entreprises qui les génèrent prospèrent, celles qui les évitent peinent à survivre. Le rapport chiffre ces coûts à 19 000 milliards de dollars, soit deux fois la valeur du marché alimentaire mondial.
De l’amélioration incrémentale à la transformation systémique
Le rapport critique les engagements volontaires des agribusiness : certifications, initiatives RSE, plateformes multi-acteurs… qui restent fragmentaires, peu contraignants, et souvent inefficaces. Il appelle à un changement de règles, porté par les États, pour rendre la transition durable économiquement viable et politiquement incontournable.
Changer les règles du jeu pour l’agribusiness
Dans ce chapitre, les auteurs proposent une feuille de route pour transformer les incitations et les contraintes qui régissent les pratiques des agribusiness. Ils s’appuient sur le fait que tant que les règles du jeu récompensent les pratiques non durables, la transition restera marginale. Le changement doit venir des États, appuyés par les institutions internationales, les investisseurs et la société civile.
🔹 Signaler un engagement politique fort et systémique
1. Définir une vision claire de la transformation des systèmes alimentaires
- Les États doivent articuler une vision cohérente, multisectorielle et ambitieuse de la transformation alimentaire.
- Cette vision doit dépasser l’agriculture pour inclure la santé, l’environnement, le commerce et l’industrie.
- Elle doit s’aligner sur les engagements climatiques (Accord de Paris) et de biodiversité (GBF), avec des cibles mesurables.
2. Créer un espace politique pour le changement par la transparence
- La transparence sur les externalités environnementales et sociales des chaînes alimentaires est essentielle.
- Il faut harmoniser les cadres ESG (environnement, social, gouvernance) et renforcer les obligations de divulgation.
- Les États doivent imposer des obligations de diligence raisonnable incluant les risques environnementaux.
- Sensibiliser les citoyens au « vrai coût de l’alimentation » est crucial pour légitimer les réformes.
🔹 Construire un modèle économique favorable à la transformation
1. Rééquilibrer les incitations financières
- Les subventions agricoles doivent être réformées : découplées des volumes et réorientées vers des pratiques durables.
- L’investissement public en R&D doit soutenir l’innovation agroécologique et les systèmes circulaires.
- Les investisseurs privés doivent intégrer les bénéfices à long terme des pratiques net-positives dans leurs analyses de risque-rendement.
2. Intégrer la comptabilité du capital naturel
- La comptabilité du « vrai coût » (True Cost Accounting) doit devenir un outil central de décision publique et privée.
- Des cadres existent (TEEBAgriFood, SEEA, Capitals Coalition), mais doivent être harmonisés et rendus opérationnels.
- L’alignement entre comptabilité environnementale et comptabilité d’entreprise est essentiel pour suivre les progrès.
3. Renforcer les leviers réglementaires au-delà de la finance
- Intégrer les objectifs environnementaux dans les politiques commerciales.
- Réguler les environnements alimentaires : achats publics, étiquetage, urbanisme, etc.
- Créer des « sandboxes » réglementaires pour tester des modèles innovants.
- Réformer les règles de propriété intellectuelle pour faciliter la diffusion des innovations durables.
4. Augmenter le coût des pratiques non durables
- Taxer les externalités négatives : émissions, pollution, intrants chimiques.
- Appliquer le principe du pollueur-payeur.
- Réguler les acquisitions prédatrices (« green killer acquisitions ») qui étouffent l’innovation.
- Encadrer l’influence politique des grandes entreprises (lobbying, portes tournantes).
- Encourager les recours juridiques d’intérêt public pour faire respecter les droits environnementaux.
Les ressources
- Unlocking the sustainable transition for agribusiness from UNEP
- Le rapport de la banque mondiale de 2021 qui a le premier calculé les externalités négatives du système alimentaire mondial Food Finance Architecture – Financing a Healthy, Equitable, and Sustainable Food System
